L’étude de la médecine chinoise, et en particulier de l’acupuncture, est parfois déroutante. L'étudiant se trouve face à un ensemble de connaissances parmi lesquelles il a parfois du mal à se retrouver : liste de points, symptomatologies et formules associées, trajets, techniques d’aiguilles, écoles et courants... Face à un patient, on se demande alors parfois par où commencer. A terme, faute d’une vision d’ensemble claire de la dynamique énergétique du corps et des diverses fonctions énergétiques, la tentation est de recourir à une approche symptomatique en choisissant des points parce qu’ils traitent tel ou tel symptôme. Bien souvent, la confusion provient moins d’un manque de connaissances que d’un défaut d’intégration de ces connaissances. D’où l’importance d’une vue d’ensemble claire du système énergétique et d’une bonne compréhension de la dynamique du Qi[1].
Chaque fois que l’on est dérouté face à une technique qui semble ardue, il importe de se remettre à l’esprit la fonction énergétique du méridien ou du vaisseau concerné, ainsi que le mouvement énergétique que l’on cherche à induire. Ainsi, les huit merveilleux vaisseaux 奇經八脈 (Qi Jing Ba Mai)[2] sont la manifestation directe de la distribution de l’énergie dans le corps le long de ses axes principaux, dans les trois dimensions de l’espace : droite/gauche, avant/arrière, haut/bas, intérieur (centre)/périphérie (surface). En travaillant sur les merveilleux vaisseaux, on aboutit donc à une régulation de la répartition de l’énergie dans l’espace, et donc à un rééquilibrage des forces qui sous-tendent la structure physique.
L’ensemble des symptômes traditionnellement associés aux huit merveilleux vaisseaux, tels que décrits par exemple par Li Shi Zhen 李時珍 dans le Qi Jing Ba Mai Kao 奇經八脈考 (ex. thermorégulation, douleur dans la poitrine, lombalgie, insomnie, douleur en coup de poignard, etc.) sont directement issus de cette distribution de l’énergie le long des grands axes du corps – ou plutôt justement du défaut de distribution de l’énergie ! Prenons l’exemple d’un ensemble de symptômes tels que céphalées, rougeur et douleur oculaire, insomnie, jambes sans repos, douleurs dorsales ou lombaires, douleur d’épaule, pathologies urinaires, douleurs sur tout un côté du corps. On peut le traduire de manière plus générale par le fait que le yang est bloqué en superficie et en haut du corps, avec impossibilité de rentrer pour retourner au yin le soir, avec en parallèle, un blocage droite/gauche. On comprend alors aisément qu’une approche purement symptomatique associant un point à chaque symptôme sera moins intéressante qu’une régulation plus générale du déséquilibre dans la répartition de l’énergie selon les axes du corps.
Les cinq éléments[3] opèrent à un niveau totalement différent. Nous avons abordé ci-dessus l’utilisation des huit merveilleux vaisseaux pour rééquilibrer la distribution générale de l’énergie dans le corps. Encore faut-il pour cela que le patient ait de l’énergie ! En effet, s’il présente un vide trop important, ne serait-ce qu’un vide de yang, par exemple, les huit merveilleux vaisseaux auront du mal à distribuer quoi que ce soit !
La régulation des cinq éléments[4] permet un rééquilibrage du métabolisme du patient, relançant ainsi la production de l’énergie possédant la coloration vibratoire nécessaire à chacun des grands systèmes du corps : de l’énergie « feu » pour le système cardio-vasculaire, qui ne saurait bien sûr fonctionner avec de l’énergie « eau » ; de l’énergie « eau » pour le système osseux, afin de prévenir l’ostéoporose, par exemple ; de l’énergie « bois » pour les muscles et les tendons, etc.
La régulation des cinq éléments permet également d’adapter le métabolisme du patient aux saisons : en cas de désynchronisation avec les cycles saisonniers, on aura des pathologies telles que rhume des foins ou dépression saisonnière, pour ne citer que les plus évidentes.
A un niveau plus profond, les cinq éléments sont liés à la direction de l’énergie et à la manière dont le corps accumule l’énergie yin en hiver, puis l’énergie yang en été. En effet, revenons au mouvement général de l’énergie, cette « respiration » du yin et du yang : expansion du centre vers la périphérie au printemps puis en été, pause et relâchement de la tension en automne, inversion du mouvement, et rentrée de l’énergie de la périphérie vers le centre en hiver sous l’impact des premiers froids ; puis au printemps, jaillissement à nouveau de l’énergie accumulée. Cette dynamique permet l’équilibre et le renouvellement du yin et du yang.
En cas de déséquilibre récent et aigu des cinq éléments en raison d’une désynchronisation entre le métabolisme du patient et la saison, le mouvement de l’énergie est bloqué à un niveau superficiel du système énergétique. Le traitement pourra se faire à l’aide des points Shu antiques wu shu[5] 五輸穴. Mais si ce déséquilibre se prolonge, ou qu’il est causé ou aggravé par un facteur d’une certaine violence (stress, traumatisme physique ou émotionnel, infection, médication inadaptée, etc.), l’énergie du patient ne sera plus renouvelée et le vide profond de yin ou de yang s’installera dans la chronicité. Le système énergétique et sa dynamique Qi Ji 氣機 seront alors bloqués en profondeur, nécessitant de débuter le traitement par une régulation des points antiques wu shu 五輸穴, puis de le poursuivre par une régulation à l’aide des points Mu 募穴 et Bei Shu 背俞穴[6]. Cette régulation profonde permet de relancer la production d’énergie par les organes et les viscères au cœur des trois foyers 三焦.
Lorsque cette dynamique, cette « respiration » du yin et du yang fonctionnent, les huit merveilleux vaisseaux assurent alors la répartition du sang et de l’énergie ainsi produits le long des axes du corps.
Face à un patient, le plus important est bien de garder à l’esprit le schéma général du système énergétique : l’énergie est-elle en phase d’expansion ou de repli ? A quel degré de profondeur se trouve le blocage ? Quelle est la direction du mouvement énergétique que nous souhaitons induire ? Comme le dit si bien le Dr. Li Xin李辛 : « S’il y a vide, il faut ramener l’énergie au centre ; s’il y a plénitude, il faut ouvrir en superficie. ».
Quant à la fréquence des séances d’acupuncture, il importe de laisser la régulation énergétique agir et le corps s’adapter entre les traitements, en particulier pour des rééquilibrages aussi profonds que la régulation des merveilleux vaisseaux ou des cinq éléments. Lors d’un traitement, l’énergie, et donc les pouls, réagissent immédiatement, mais la matière, le corps physique, a besoin de temps. Inutile donc de répéter les séances tous les deux ou trois jours, surtout lorsqu’il s’agit d’un traitement d’action aussi profonde que la régulation des huit merveilleux vaisseaux ou des cinq éléments.
[1] Qi Ji 氣機 [2] Voir le chapitre 8 du Guide d’acupuncture et de moxibustion, de Jacques Pialoux, ed. Cornélius Celsus. [3] Voir les chapitre et, 10 et 11 du Guide d’acupuncture et de moxibustion, de Jacques Pialoux, ed. Cornélius Celsus. [4] La technique dite « des quatre aiguilles », enseignée par les maîtres japonais Yanagiya Sorei 柳谷素霞 et Shohaku Honma 本間祥白, figure au chapitre 9 du Guide d’acupuncture et de moxibustion. [5] Cf. chapitres 9 et 10 [6] Chapitre 11
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